mercredi 11 octobre 2017

5 : La basse-cour et le petit personnel

Nous découvrons, avec ébahissement, une nouvelle catégorie sociale dont le statut est mal défini, et dont nous supposons faire partie nous-mêmes. Ces gens sont nourris et logés pour rester en bonne santé et surtout faire preuve d’une efficacité constante. Car en contrepartie, ils travaillent. Les tenanciers d’auberges, d’hostal, de gîtes plus ou moins prestigieux les appellent “les volontaires”, pour les distinguer, peut-être, des esclaves qui ont disparu. Ils s’en distinguent à vrai dire parce qu’ils sont peut-être volontaires, mais surtout parce qu’ils sont presque toujours blancs et même occidentaux. Sylvie et moi, nous sommes bretons et roscovites, c’est à dire blancs et occidentaux, mais plus ou moins moites, vu le climat qui n’est pas tempéré, y’a qu’à voir les orages nocturnes dont le fracas s’accompagne du Déluge de la Bible, pas moins, et il parait qu’il fait plus souvent clair que sombre chaque nuit tant les éclairs se succèdent, mais la foudre n’est pas tombée sur nous, même si nous avons un peu perdu l’audition.

Aux côtés de Christian, un volontaire doué et consciencieux à la tâche
 
En tant que volontaire, j’ai commencé par ramasser les branches tombées de la nuit et les feuilles mortes sur la pelouse (pour faire bonne impression aux clients qui, eux, ne sont pas volontaires), et puis j’ai nettoyé le poulailler de fonds en comble, et restauré les rampes d’accès aux niches des volatiles. C’est un travail qui nécessite ensuite une douche et une lessive. Je me suis même rincé les yeux, sait-on jamais avec les grippes aviaires et les poux rouges. Ensuite, j’ai cueilli des feuilles de bananier desséchées que j’ai déchirées en lamelles  et disposées dans les niches pour un confort maximal. 

L'enthousiasme de Bagheera découvrant son poulailler impeccable
est une preuve incontestable de ma conscience professionnelle,
d'autant que le témoignage de ce gallinacé est irréfutable (à mon avis).


 Le coq règne sur une basse cour de sept individus très individualisés. Le coq se nomme petchouga, mot qui évoque une partie charnue de son anatomie, car il aurait dû être rôti à Noël dernier si son prédécesseur n’avait pas passé de vie à trépas. Il a sauvé sa peau et gardé son nom, mais il règne mal, car la poule doyenne, Paola, se croit de famille royale pour la bonne raison qu’elle pond des œufs bleus, et c’est très prisé : un œuf tous les jours. 

Frida, comme vous le voyez à son regard préoccupé,
a quelques doutes sur le sens de la vie,
et cela a des répercussions sur ses fonctions biologiques élémentaires.
Qui a la solution ?

Paola, pour toute blonde qu’elle soit, est une sorte de tyran. Elle dort dans une chambre individuelle du poulailler. Ses commères sont Frida (qui ne pond pas, pour une raison indéterminée, peut-être un complexe aggravé par Paola, à moins qu’elle ponde en cachette à l’écart sans couver), et Bagheera qui est noire comme l’encre  pond en rose. Les autres sont une poulette fille de Paola qui devra impérativement pondre en bleu si elle veut être considérée, et trois poulets anonymes dont l’un est “Felis navidad” car il enchantera le repas de Noël, mais cette option concerne les trois pour que leur vie ait du piment. Je ne sais si c’est le cas.

Ceux qui ne sont pas daltoniens (sur l'axe bleu-jaune)
confirmeront aux membres de ma famille 
que les deux œufs de Bagheera sont roses,
les dix de Paola sont bleus, dont un très gros,
et les quatre du commerce sont ordinaires ! 
Evidemment la disposition des œufs est cabalistique, mais, par pure rétorsion
et dépit devant le scepticisme que suscite parfois mon sincère témoignage,
je n'en dévoilerai pas le sens, je vis dans un monde à part.


Paola dort "chez elle"

 mais elle pond et couve au premier étage dans une niche qui lui est réservée.
Voyez l'extrême confort offert par les lambeaux de feuilles de bananiers,
dont ne bénéficient pas les malheureuses volailles du fin fond des Côtes d'Armor.

 Le suspens est insupportable quant à la couleur des futurs œufs de la fille de Paola

Bagheera

Nourrir cette ménagerie avec égalité de traitement est tout un art
dans cette société où la force fait loi


 A vrai dire, en tant que volontaire, éboueur du poulailler, j’ai eu droit à un traitement de faveur, car nous avons laissé Juan Carlos en pleine mer sans embarcation, à 2,5 km de la côte, près de l’île aux frégates, pour pêcher, et le 11 octobre j’ai eu droit à un dîner d'anniversaire où nous étions huit, pour déguster chacun une belle demi-langouste cuisinée avec art et accompagnée de sauces raffinées. C’était délicieux, et j’ai dit en français, traduit en espagnol, que je fêterai tous mes anniversaires à Kachikine. Ils ont voulu savoir mon âge, j’ai tergiversé en précisant que Quentin avait 37 ans, oui, mais avait un frère aîné et celui-ci 39 ans bientôt. Bon d’accord je n’ai pas 59 ans, j’étais un peu attardé, et c’est 66… 

 La friture en deux temps des bananes plantain
qui vont être aplaties comme crêpes entre deux lourdes planches

Juan-Carlos et Christian, experts en cuisine quatre étoiles

 La cuisson

 La tablée

Pierre

PS : Pour expliquer mes "mesures de rétorsion", je recopie les messages que j'ai reçus de ma cousine Marie-Claude et de ma sœur Marie. A vrai dire, celui de Marie-Claude m'a réjoui, car l'imagination est la qualité humaine à laquelle j'aspire.

"Bonjour habitants de Kachikine, bon anniversaire Pierre, avec un temps de retard.
Je vois que vous l'avez bien fêté, profitez, profitez !
Les habitants du poulailler doivent être ravis du passage du "volontaire " que tu es.
Tu nous expliqueras les œufs bleus... peut être due à ton imaginaire cette teinte bleutée.
Ici à Saint-Benoit les poules sont beaucoup trop classiques". 
Marie-Claude

"Pourquoi faut-il que tu transformes chacune de tes actions en épreuve héroïque ? C'est le quotidien des personnes qui vivent à la campagne où que ce soit dans le monde. Si le curage de poulailler te manque à l'avenir, tu pourras venir le faire à la maison, tu auras aussi pour compagnons d'infortune des plumes et des poux rouges. Il y a aussi les box à nettoyer tous les jours.
Sinon maman va aussi bien que possible. Nous sommes allées admirer la mer jeudi du site de la petite chapelle. Moi, j'ai pris un excellent bain de mer".
Marie

Mon moral est remonté en flèche, car j'ai ensuite reçu la réponse de Joël à Marie, réponse qui m'a paru très sensée et très juste, pour ne pas dire presque miraculeuse :

"Chère Marie
On peut effectivement ramener «l’héroïsme» au «quotidien», mais tout le monde n’a pas l’opportunité de disposer d’un poulailler comme toi.  Je me permets de te tutoyer car nous appartenons désormais à la même communauté de lecteurs.  Ainsi quand on n’a pas de poulailler pour mesurer  combien  cette action de nettoyage  est  dérisoire, et quand on ignore tout des poux rouges et des litières pour volatiles, on peut se laisser entraîner par le lyrisme de notre ami qui transforme cette action anodine en épopée. Ce qui du point de vue du lecteur est beaucoup plus intéressant, j’espère que tu en conviendras. Et puis fabriquer une litière en feuilles de bananier séchées, ça donne immédiatement une dimension exotique au récit qui nous éloigne de notre quotidien…
Enfin, as-tu des poules qui pondent des œufs bleus ou roses ?
Chère Marie, nous ne nous connaissions pas, et je ne suis pas sûr que j’aurais dû être destinataire de ta réponse à Pierre, mais je suis toujours heureux d’élargir mon cercle de connaissances et content d’avoir eu des nouvelles de Maman.
Très amicalement",
Joël


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